Je me promenais sac au dos, il y a une quarantaine d’années, aux confins de la Dalmatie et du Monténégro. Tout d’un coup, sans avoir été averti, j’ai pénétré dans un pays fantôme. Les campaniles vénitiens des villages avaient résisté, mais beaucoup de toits s’étaient effondrés. La capitale, ceinte de murailles, était une ville-fantôme, assez bien conservée, mais sans âme qui vive. Les aiguilles de l’horloge de la cathédrale Saint-Tryphon restaient figées à l’heure du séisme. Les habitants avaient vidé les lieux, sur ordre.
D’où des questions qui m’ont longtemps trotté dans la tête. Pourquoi un tel coup du sort, frappant un pays si beau ? Le tremblement de terre va-t-il se répéter, comme le craignent les autorités ? Les habitants pourront-ils revenir ?
Cette situation exceptionnelle impliquait en tout cas des personnages d’exception. Audace, originalité, folie même. Mon roman est venu de tout cela.
2/ À quoi t’es-tu surtout attaché, en l’écrivant ?D’abord au paysage superbe de cette sorte de fjord méditerranéen, les bouches de Kotor (autrefois Cattaro), où se nichent des villages idylliques, avec leurs toits de vieilles tuiles. Ce paysage agissait d’autant plus sur moi que j’étais le seul à le regarder. Aujourd’hui, hélas, le secteur grouille de touristes. Ma remarque pourra paraître égoïste, mais l’une de mes raisons d’écrire était d’apporter au lecteur et de sauver dans les mémoires ce décor qu’on ne peut plus voir maintenant.
Je me suis également intéressé à l’histoire si chargée, si paradoxale de cette région. La Dalmatie a longtemps relevé de Venise. Mais la république de Raguse est parvenue à lui échapper en se plaçant sous la protection du Grand Turc, tout en restant farouchement catholique. Puis est venu le temps des trois empires, symbolisé, dans mon roman, par une enseigne d’auberge. L’Autriche-Hongrie a installé dans la rade une puissante base navale. L’empire ottoman commençait tout près de là. Et l’empire russe, faussement lointain, veillait dans les parages, car il s’était institué protecteur des populations orthodoxes.
La région a ensuite subi les deux conflits mondiaux – surtout la guerre de partisans, avec ses horreurs, de 1941 à 1945.
Aujourd’hui, les trois empires se sont quasiment reconstitués. L’Union européenne est l’héritière de l’Autriche-Hongrie. La Turquie d’Erdogan entend garantir les musulmans de la contrée, er des portraits de Poutine fleurissent en pays orthodoxe, la Russie ayant plus ou moins repris son rôle protecteur d’autrefois.
Tout cela figure en arrière-plan du séisme dans mon roman, qui se déroule de nos jours.
3/ Quels sont tes souvenirs de l’ENA ?J’ai trouvé que la scolarité (1965-66) répétait un peu trop l’enseignement reçu à Sciences Po.
En revanche, je conserve le meilleur souvenir de mes trois stages, que j’ai estimés très formateurs :
- cinq mois à l’ambassade de France à Alger, en compagnie de deux bons camarades, Jacqueline Miller et Michel Cotten (malheureusement disparu au début de 2018) ; l’Algérie venait d’obtenir l’indépendance, les pieds-noirs venaient de partir ; contrairement à ce qu’on aurait pu croire, les rapports privés entre les Algériens et les Français restés sur place étaient bons ; ils ne se sont gâtés que plus tard ; le patron effectif de notre stage était le directeur de cabinet de l’ambassadeur, Louis Delamare (France-Afrique 1957), assassiné au Liban en 1981 ;
- six mois à la préfecture de Tarn-et-Garonne, sous la direction d’un grand préfet dans tous les sens du terme, ancien officier de marine, Jean Vaudeville (Croix-de-Lorraine, 1948) ;
- deux mois à la Société Nancéienne de Crédit, à Nancy, sous la direction d’un banquier chaleureux et d’excellent niveau, romancier à ses heures, Paul Vincent (Quarante-Huit, 1950).
Je m’occupe d’un site d’information générale sur la Toile, ouvert à tous, qui ambitionne de devenir le site de l’honnête homme :
C’est un legs de Michel Cotten. L’un des objectifs est de montrer au public que les anciens de l’ENA ne sont pas aussi bornés et aussi stéréotypés qu’on le dit. Je ne puis donc qu’inviter nos camarades à y butiner et, si possible, à y contribuer. Toutes les opinions sont admises, pourvu qu’elles soient exprimées de façon courtoise.
En outre, j’écris un livre d’enquête, qui ne sera aucunement romancé, car l’histoire est assez pittoresque et prenante pour qu’on n’ait pas besoin d’en rajouter. L’un de mes ancêtres, jeune grognard de Napoléon, n’a pas accepté le retour des Bourbons et est parti pour Rio de Janeiro avec plusieurs centaines de camarades. Tous ces militaires se sont convertis en commerçants de luxe : aventure, je crois, sans autre exemple sur notre planète. Pour sa part, mon aïeul a fondé le plus bel hôtel pour voyageurs du Brésil, proche du palais impérial.
Cela s’est mal terminé. Le gendre et adjoint de l’hôtelier, Auguste Saudray, dont j’ai repris le nom comme pseudonyme, a disparu de Rio en 1851 ; son corps n’a jamais été retrouvé. Sa veuve (ma trisaïeule), vingt-trois ans, fille de l’hôtelier, a pris, bien que née au Brésil, un bateau à voiles pour la France, en serrant dans ses bras un bébé qui allait être mon arrière-grand-père. Par la suite, l’hôtelier les a rejoints, complètement ruiné.
J’ai donc quelques mystères à résoudre. J’ai appris le portugais ; je le parle fort mal, mais le lis assez bien. J’ai longuement interrogé, en ligne, la presse brésilienne de l’époque. Je suis allé à Rio, j’ai fouillé les archives. Je n’éluciderai sans doute pas tout, mais suis déjà en mesure d’expliquer l’essentiel.