Nicolas Saudray, site officiel
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Prix Édouard Bonnefous - Institut de France

Académie des sciences morales et politiques - Palmarès 2016
nous les dieux - palmares-1.svg nous les dieux - palmares-1.svg source : Institut de France, Académie des sciences morales et politiques - Palmarès 2016
La Nouvelle Revue d'Histoire (juillet 2016)

L’Occident peut-il échapper à la fatalité du déclin ?


Conférence de Nicolas Saudray, dans le sillage de « Nous les dieux », le 15 février 2016 au Cercle de l’Union Interalliée, devant quelque trois cents personnes

Pour traiter tous les thèmes de mon livre, il faudrait plusieurs conférences. Je me limiterai ce soir à celui qui vous touche sans doute le plus : celui du déclin occidental.

Mon propos se divisera en deux : la loi du déclin n’est pas inflexible ; tantôt l’Occident schizophrène y échappe victorieusement, tantôt il la subit.

 

I/ La loi du déclin n’est pas inflexible

Cette loi, nous la voyons s’appliquer à l’univers. Tous les astres s’éteignent progressivement. On a calculé qu’en deux milliards d’années, leur rayonnement global avait diminué de moitié. Des étoiles nouvelles surgissent, moins nombreuses cependant que celles de la première génération, et tout aussi périssables. Un jour, il n’y aura plus que des astres morts.

Cela dit, qui nous garantit que l’univers observable est le seul ? N’en existe-t-il pas d’autres, hors de la portée de nos instruments ? Issu de grands boums différents, ils peuvent être beaucoup plus anciens ou beaucoup plus jeunes que le nôtre.

De même, la loi du déclin semble bien établie chez les êtres suivants. Naissance, âge mûr, vieillesse, mort : voilà une séquence apparemment inexorable. Mais quand on y regarde de près, on s’aperçoit que les arbres  continuent de croître jusqu’à leur dernier jour – tout en se fragilisant. Les peupliers de l’Utah auraient atteint un âge de quatre-vingt mille ans.

S’agissant des civilisations, un schéma « naissance, apogée, déclin et mort » est gravé dans nos cervelles. Montesquieu, Spengler, Toynbee, entre autres, l’ont popularisé. En réalité, il ne reflète, et encore de manière imparfaite, que le cours d’une demi-civilisation : celle de l’empire romain d’Occident.

Quatre civilisations sur dix ont été assassinées avant de porter les stigmates du déclin ; on ne sait ce qu’elles seraient devenues sans ce meurtre. C’est le cas de celle de l’Indus (renversée par le Aryens ?), de celle de la Crète et de Mycènes (tuée par les Peuples de la Mer), et des deux précolombiennes. Les six autres civilisations ont dessiné, non pas une courbe en cloche, mais plusieurs apogées, suivies chacune d’un déclin et le plus souvent d’un rebond : ainsi l’Égypte antique (trois apogées) et la Chine (sept déclins donnant lieu à sept rebonds dont le dernier se poursuit depuis l’avènement de Mao). L’Inde, la Mésopotamie, le Proche-Orient offrent des évolutions similaires. Si nous examinons Rome, nous y distinguons trois apogées (Auguste, les premiers Flaviens, les Antonins), et même quatre avec Dioclétien, qui organisa une résurrection politique et militaire – sans pouvoir l’étendre à l’économie, à la littérature ni aux arts.

De surcroît, le  déclin n’aboutit pas nécessairement à la mort. Souvent, il se contente de transformer ceux qui le subissent. Si nous reprenons nos six civilisations non assassinées, que constatons-nous ? Sous les régimes romain et byzantin, l’Égypte antique a profondément évolué, pour donner l’Égypte musulmane que nous connaissons, totalement différente, à première vue, de celle des pharaons[1]. Ce changement lent mais profond s’est effectué sans que les villes se vident de leurs habitants, sans que les régimes successifs perdent le contrôle du pays, sans que les gens cessent d’écrire. On pourrait en dire autant de la Mésopotamie. De même, l’empire romain d’Orient est, sans rupture, devenu Byzance, imbibée de christianisme, ennemie du corps humain, de la philosophie et du théâtre. Quant aux civilisations de la Chine, de l’Inde, du Proche-Orient christiano-islamique, nous leur avons porté de rudes coups, mais elles subsistent et même revivent.

L’empire romain d’Occident est l’exception, et non la règle. Il s’écroule, sans se transformer. Suit une jachère de six siècles, et on repart de presque zéro, vers l’an mil, avec notre civilisation, qui n’est pas son héritière, car elle se fonde dans une large mesure sur l’idée de progrès.

Récapitulons : quatre civilisations ont été occises alors qu’elles étaient apparemment bien portantes ; deux et demie se sont transformées en quelque chose d’autre ; trois ont subsisté. Si nous cherchons celles qui, conformément à notre idée préconçue, ont péri à la suite d’un déclin, nous n’en trouvons qu’une demie, la romaine de l’ouest. Nous la privilégions indûment, pour cause de proximité géographique, et elle nous cache les autres

Total : dix civilisations. Nous habitons la onzième, dont le destin n’est pas encore scellé.

Au vu de ce bilan, on est tenté de reprendre l’interrogation de saint Paul, en l’infléchissant : Mort, où est ta fatalité ?

II/ L’Occident schizophrène échappe au déclin tout en le subissant

Le discours décliniste n’a rien de nouveau. J’ai le deuil de la civilisation que je sens périr, disait le fameux critique Sainte-Beuve. Or il s’exprimait sous le Second Empire, à une époque de foudroyant progrès des chemins de fer et de l’industrie. Peut-être notre homme avait-il en tête le déclin, d’ailleurs temporaire, de la poésie. Aujourd’hui, le contraste entre ce qui avance et ce qui décline est encore plus marqué.

L’essor se poursuit

Dès le Moyen Âge, notre civilisation s’est attachée au progrès des sciences et des techniques. Les maîtres d’œuvre des cathédrales avaient certainement conscience de dépasser les architectes grecs et romains. La théorie du progrès est venue plus tard, sa réalité était déjà là.

Aujourd’hui, les sciences et les techniques continuent de plus belle sur leur lancée. La médecine, par exemple. En Occident, l’espérance de vie progresse de trois mois par an. Vous vivez une année, on vous rend un trimestre [2]. Dans certains pays émergents, c’est même un semestre, grâce à la science occidentale. Bien entendu, ce progrès a un revers : l’extension des maux liés à l’âge. L’un des principaux enjeux des prochaines décennies est la mise au point d’un traitement des cellules nerveuses contre la maladie d’Alzheimer. S’il échoue, les générations valides risqueront d’être écrasées par le poids des personnes à assister, et seront tentées de recourir, après un certain temps, à des solutions draconiennes [3].

Comme l’automobile, et en beaucoup moins de temps, l’informatique et le numérique ont bouleversé la vie des entreprises, des administrations et des particuliers. Là encore, le progrès n’est pas exempt de contreparties : inflation du nombre des messages, dont résulte une contrainte quotidienne souvent pesante ; escroqueries, piratages, diffamations bénéficiant en pratique de l’impunité. Le bilan paraît malgré tout positif. Le fondateur d’Apple, Steve Jobs, a exhorté ses fidèles à aller de l’avant, sans mesure : Stayhungry, stayfoolish.

La fusion nucléaire, future productrice d’une électricité abondante, est le grand espoir du XXIe siècle. La lourdeur du projet international Iter, à Cadarache (Bouches-du-Rhône) a suscité des critiques[4]. Mais une entreprise américaine, Lockheed Martin, se fait fort d’aboutir plus vite, au moyen d’unités plus petites. Et les Allemands ont implanté sur la Baltique, à Greifswald, un réacteur de recherche d’un type différent, appelé Stellarator. La présence, à l’inauguration, de la chancelière Angela Merkel, également docteur en physique, signifie que c’est sérieux.

Au-delà des sciences et des techniques, force est de reconnaître que l’Occident a le monopole des idées nouvelles. Nos amis musulmans se réfèrent de manière croissante à l’islam, les hindous revalorisent leurs vieilles croyances, les Chinois fusionnent leur confucianisme avec un marxisme venu de l’Ouest. Rien de tout cela n’est nouveau. Les Occidentaux, eux, ont inventé une nouvelle religion, celle de la protection de la nature, et engagé un combat contre le réchauffement de la planète. Cette action conduit parfois à des erreurs, comme la promotion de l’éolien, mais dans son principe, elle se justifie.

Enfin, les Occidentaux sont parvenus à éliminer, sur leur territoire, un fléau familier : la guerre. Nous vivons en paix, chez nous, depuis 71 ans, avec de bonnes chances de continuer. Auparavant, le plus long intervalle de paix qu’ait connu l’Europe occidentale, 1815-1859, n’avait duré que 44 ans. On m’opposera peut-être la Bosnie, le Kossovo, l’Ukraine. Mais ces pays sont de tradition byzantine. Ils relèvent, en profondeur, d’une civilisation différente de la nôtre. On me dira aussi que le terrorisme (à compter surtout de septembre 2001) et les cyberattaques ont pris le relais de la guerre. Ce n’est pas faux. Mais ces nuisances n’atteignent pas l’ampleur des conflits mondiaux, qui ont causé tant de victimes, et bouleversé la vie de nos parents ou grands-parents.

Attardons-nous un instant sur le cas de la France actuelle. Elle serait victime, comme ses voisines, du choc des civilisations prédit par Samuel Huntington. En réalité, il n’y a pas de choc. La grande majorité des musulmans de France reste tranquille, et ne demande qu’à occuper une place dans la société. Les suspects de radicalisme religieux ne sont, de source officielle, qu’une vingtaine de mille, à comparer à une population de cinq millions. La source principale du mal est la difficulté des jeunes musulmans des banlieues à s’intégrer. En d’autres temps, ils auraient été communistes ou trotskystes. Aujourd’hui, leur protestation prend une forme islamique ; c’est une conséquence plutôt qu’une cause.

Il suffit malheureusement de quelques terroristes déterminés pour secouer un pays, et pour endommager son économie, via le tourisme. Fidèle lecteur de Confucius, je pense que le désordre des mots engendre le désordre de la société.

Ces perturbateurs ne doivent pas être appelés islamistes, car cela suggère qu’ils sont les meilleurs musulmans. Donnons-leur le nom de zélateurs. De même, la principale organisation dont ils relèvent ne doit pas être appelée État islamique (EI), car cela reviendrait à la placer plus haut que les autres États du monde musulman. Laissons-lui son nom de « califat », avec des guillemets ironiques.

Des signes de déclin se manifestent

Après l’essor qui se poursuit, j’aborde son contraire, qui me demandera un peu plus de temps. N’en inférez pas que j’ai une vision pessimiste de l’avenir. J’obéis simplement à une contrainte de présentation. Le progrès des sciences et des techniques, tout le monde comprend ; peu de mots suffisent.  L’analyse du déclin économique, l’étude critique de la littérature et des arts requièrent  davantage d’explications.

La démographie

L’Occident a réduit sa natalité plus tôt que les autres parties du monde. Compte tenu des ressources limitées de la Terre, il a eu raison. Mais de ce fait, il compte de moins en moins dans la cacophonie mondiale.

Cette perte de poids ne se poursuivra pas indéfiniment. La fécondité de pays  comme l’Algérie et l’Iran ne dépasse plus celle de la France. Néanmoins, les effets d’une divergence démographique qui a duré quelque cent quarante ans sont spectaculaires. En termes relatifs, la population de notre pays s’est recroquevillée ; elle ne pèse plus qu’un pour cent de celle du monde.

La lourdeur politique et administrative

Cette lourdeur n’est pas nouvelle. Sous la troisième dynastie d’Our, en Mésopotamie, la mort d’un mouton était enregistrée sur trois tablettes. L’Égypte s’est adonnée à la paperasserie durant des millénaires ; sous les Ptolémées, pour le moindre acte juridique, il fallait sept témoins. La Chine a souffert du même défaut durant la majeure partie de son histoire. À Rome, Dioclétien a demandé à son administration de contrôler l’ensembles des prix et des salaires ; il a bien entendu échoué.

Les techniques occidentales - la machine à écrire, puis l’informatique – ont permis hélas d’aller beaucoup plus loin. La documentation fiscale officielle américaine compte, m’a-t-on dit, 70 000 pages. En France, une enquête sur les normes applicables aux collectivités locales a été menée sous la direction d’un homme des plus sérieux, Alain Lambert, ancien ministre du Budget. En cumulant celles qui s’appliquent aux constructions, à la voirie, aux cantines scolaires, etc, on en trouve 400 000. Vous m’avez bien entendu : quatre cent mille normes[5].

Vous qui m’écoutez, vous êtes tous en faute, au titre de votre résidence principale, de votre résidence secondaire, de votre voiture, de votre femme de ménage… Trop de lois tuent la loi. Le droit, armature de la société, meurt d’apoplexie.

L’une des sources de cette étouffante complexité est l’Europe. La construction originelle de 1957, à six partenaires, souffrait déjà d’une hétérogénéité marquée : son territoire s’étendait du Schleswig-Holstein à la Sicile ! Rappelez-vous la politique de la chaise vide, menée durant quelques années par le général de Gaulle pour des questions de politique agricole. Néanmoins, cette union restreinte entre compagnons de bonne volonté pouvait durer, se renforcer. L’Autriche et la Suisse auraient sans doute fini par la rejoindre. Un maximum aurait technique ainsi été atteint.

Par vanité, les signataires du traité de Rome se sont emparés du mot Europe, alors qu’il fallait avoir la modestie de s’appeler groupe des Six. L’erreur commise les a privés de la possibilité de refuser les nouvelles candidatures, émanant de pays qui brandissaient eux aussi l’étiquette « Europe ». On s’est ainsi condamné à l’inefficacité.

La prétendue Europe n’a aucune réalité historique. C’est la juxtaposition arbitraire de deux ensembles. D’un côté, l’ancienne respublicachristiana du Moyen Âge, qui conserve, malgré les vicissitudes, un patrimoine mental et moral commun – au point que naguère, au Proche-Orient, en Inde, les Britanniques aussi bien que les Portugais étaient désignés d’un même terme : les Francs. De l’autre, des pays de mouvance byzantine, profondément marqués, ensuite, par le régime ottoman. Ce sont des contrées où, du fait de l’histoire, on n’a aucun sens de l’État. Entre les deux ensembles se situent des pays de transition, la Pologne, la Hongrie. Cette Europe artificielle est censée s’étendre jusqu’à l’Oural. Que ferons-nous le jour où la Russie, Sibérie comprise, voudra adhérer à l’Union ?

 

Le déclin de la famille et des mœurs

L’individualisme a toujours été une marque distinctive de l’Occident. Elle s’accentue. Le PACS et l’union libre remplacent le mariage. Le passant avec son portable ou sa tablette est relié à diverses personnes, mais ne voit même plus celles qu’il croise dans la rue. Les personnes âgées sont laissées à leur triste sort.

L’Occident connaît beaucoup moins de crimes de sang qu’autrefois. Mais il subit une explosion de la petite délinquance, due à l’urbanisation, à l’immigration en provenance de Roumanie ou de Géorgie, à la prolifération des lois, aux conditions de la vie moderne (infractions au Code de la Route, chèques sans provision…).

La dépénalisation progressive du cannabis fournit un exemple topique de décadence. « La répression a échoué, nous dit-on avec insistance. Autorisons donc ce stupéfiant, pas plus dangereux que l’alcool ou le tabac. Les réseaux clandestins disparaîtront.»Mais si cette drogue devient licite, des gens comme vous et moi, qui s’en abstenaient parce que c’était mal, s’y adonneront. La consommation augmentera. Or il est prouvé que le cannabis, consommé régulièrement, attaque le système  nerveux. Et c’est un premier pas, on le sait, vers les drogues dures.

Les autres civilisations n’ont pas connu, durant leurs périodes de déclin, cette décadence de la famille et des mœurs. Et Rome, me dira-t-on ? Rome, c’était un million de personnes, voire un million et demi, au centre d’un empire d’une soixantaine de millions d’âmes – à son maximum. La tête était pourrie. Les provinces continuaient néanmoins de vivre leur vie traditionnelle.

 

La désindustrialisation

Dès 1949, Jean Fourastié prédisait que le tertiaire prendrait la place de l’industrie dans les économies occidentales. Son raisonnement se fondait sur la saturation : une même famille ne peut avoir trente-six voitures, trente-six machines à laver… À ce phénomène s’est ajouté ce que presque personne ne prévoyait au lendemain du second conflit mondial : la concurrence industrielle des pays émergents. Fourastié a eu gain de cause, d’une façon plus rapide et plus brutale qu’il ne le pensait.

Quand les pays occidentaux cesseront-ils de perdre des emplois industriels au profit des émergents ?  Quand les salaires des uns auront rejoint ceux des autres, après prise en compte des frais de transport et des différences de productivité (plus faibles qu’on ne croit). Autant dire que notre désindustrialisation risque de durer encore longtemps. Au bout du compte, nous n’aurons probablement plus que notre bâtiment et nos travaux publics - abrités de la concurrence externe, sous réserve des emplois « détachés » – nos services de recherche, et quelques entreprises industrielles très spécialisées ou très robotisées. Même pour des activités de pointe comme l’aéronautique et le nucléaire civil, la France est concurrencée par des producteurs exotiques (Brésil et Corée du Sud, respectivement).

Jusqu’à présent, l’Allemagne a tiré son épingle du jeu, grâce surtout aux fortes positions qu’elle occupe dans les domaines de la voiture de luxe et de la machine-outil. Mais ces positions ne sont pas définitivement acquises. La Chine a fait savoir qu’en matière de machines-outils, elle ambitionnait, non seulement de se suffire à elle-même, mais encore de devenir largement exportatrice.

Fourastié voyait dans la désindustrialisation un bienfait – une libération de l’homme. Nous déchantons. Le tertiaire emploie des chercheurs et de cadres, mais aussi beaucoup de caissières de supermarchés, de livreurs de pizzas … Ce secteur de l’économie se révèle de moins en moins capable d’absorber la main d’œuvre libérée par la contraction de l’industrie (et demain, par la robotisation) : les banques restreignent leurs réseaux, les administrations exigent des paiements en ligne de façon à pouvoir supprimer leurs centres de saisies de données, les clients de diverses grandes surfaces sont invités à débiter eux-mêmes leurs achats...

 

L’immigration de masse

Au cours des décennies qui viennent, l’immigration va probablement s’accélérer. Les spécialistes prévoient, du fait du réchauffement de la planète, une sécheresse accrue en Afrique noire, surtout dans les pays du Sahel (du Sénégal à la Somalie). Or ces pays, contrairement à ceux de l’Asie, conservent une natalité  élevée ; en particulier le Niger et le Mali, champions du monde. Si les prévisions climatiques se confirment, la vague de 2015, avec son million de Syriens, d’Irakiens, d’Afghans et d’Érythréens accueillis en Allemagne, sera peu de chose à côté de ce que nous subirons, et dont nous voyons déjà les prémices, avec tous ces pauvres diables qui se noient en Méditerranée, en cherchant à atteindre la Terre promise.

Dans un pays à démographie déclinante comme l’Allemagne, l’immigration comporte des aspects positifs. Le cas de la France est différent. Comment la totalité des nouveaux arrivants trouvera-t-elle des emplois, alors que l’économie peine à en créer ? Le PIB augmentera, car c’est une entité globale, mais le niveau de vie diminuera. Il faudra en effet loger les nouveaux venus, les former, faire vivre ceux qui resteront au chômage – par prélèvement sur les revenus des autres habitants.

En outre, la majorité des arrivants étant musulmane, l’identité de la France et des pays similaires sera sérieusement menacée. Certains s’en réjouiront. Je ne suis pas de ceux-là. Tout en étant bien conscient des excès auxquels le culte national a pu conduire (les guerres mondiales), j’observe que les nations sont le fruit d’une longue histoire, et j’estime qu’elles doivent être respectées.

 

Les arts

Toutes les civilisations ont recherché l’harmonie, chacune à sa manière (l’harmonie apollinienne des Grecs, l’harmonie effrayante des Précolombiens). Dès nos débuts, j’observe cependant une petite tendance à la rupture (la dissymétrie des façades de maintes cathédrales, les dissonances du compositeur Gesualdo au commencement du XVIIe siècle, les heurts des derniers quatuors de Beethoven).

Notre originalité a également consisté à croire en un progrès en art. Mais cette recherche téméraire nous a conduits dans des murs. Dès 1913, Malevitch peint et expose un carré noir sur fond blanc. Comment aller plus loin ? La même année, Marcel Duchamp place une roue de bicyclette sur un socle et proclame : « Ceci est une œuvre d’art ». Même question. En musique, les étapes ont été les suivantes : 1912, atonalité, illustrée par le Pierrot lunaire de Schönberg ; d’où une anarchie à laquelle on tente de mettre un terme en inventant l’ennuyeuse musique sérielle (Alban Berg excepté) ; 1945, apparition d’une assommante musique concrète, selon laquelle tout bruit relève de l’art. Dans ce désastre, un géant surnage, Olivier Messiaen. Après lui, on trouve encore quelques compositeurs intéressants, mais pas de la même envergure.

S’agissant du cinéma, où sont les Jean Renoir, les Fellini, les Antonioni, les Ingmar Bergman de notre époque ? Il n’y a plus que d’habiles fabricants, ou des chercheurs maladroits.

Les artistes d’aujourd’hui ne sont pas moins doués que ceux d’hier. Mais l’ambiance de notre époque ne leur permet plus guère de créer. Et, le mur du fond ayant été atteint, ils ne savent plus où aller. Certains se cramponnent à la notion d’avant-garde, qui n’a plus aucun sens. D’autres, comme les compositeurs minimalistes américains issus de Steve Reich, se créent des conventions nouvelles en remplacement des anciennes.

L’architecture paraît faire exception, car ses fonctions la protègent : il faut que les bâtiments tiennent debout, et qu’on puisse y vivre. Nous voyons, de temps à autre, surgir des édifices qui nous plaisent ou même nous passionnent. Mais ce sont des monuments isolés. Si nous considérons l’architecture courante, avec l’urbanisme (ou plutôt l’absence d’urbanisme) dans lequel elle s’insère, nous constatons une faillite. Souvent charmantes il y a une soixantaine d’années encore, les petites et moyennes villes de France sont aujourd’hui ceinturées de centres commerciaux, de grands blocs d’HLM, de panneaux publicitaires et de ronds-points. Leurs centres historiques se vident de leur substance. Je n’ose même pas évoquer  le grand ratage que constitue la banlieue parisienne. Peut-être notre pays est-il un cas extrême, mais certains de ses voisins souffrent aussi. Toujours plus laid : tel semble être le mot d’ordre caché.

 

La littérature

Très riche aura été le roman français de l’entre-deux-guerres, et d’après 1945. C’est un paradoxe, eu égard au nombre de jeunes espoirs sacrifiés. Proust et Céline siègent au premier rang pour leur originalité, et j’y souscris, bien que ne goûtant guère l’auteur de Mort à crédit. Ensuite vient une phalange de grands écrivains solides, qu’on relit toujours avec agrément : Mauriac, Montherlant, Camus, Gracq. Je cherche vainement leurs successeurs. Par courtoisie, je m’abstiendrai ce soir de critiques. Mais si vous le souhaitez, je puis vous entretenir tout à l’heure d’Houellebecq [6].

Outre-Manche, deux romanciers, bien différents l’un de l’autre, dominaient le lot : George Orwell et Lawrence Durrell. Peut-être suis-je passé à côté d’un bon écrivain, mais je n’aperçois aujourd’hui rien de comparable. En Allemagne, Günter Grass sera resté auteur d’un seul livre, grandiose, fortement daté, Le Tambour. Sauf erreur de ma part, l’évènement ne s’est pas reproduit.

Dans toutes les civilisations, la poésie a joué un rôle immense. C’était le premier genre littéraire, parfois le seul. Chez nous, elle s’est longtemps trouvée en pays conquis : jeunes gens et jeunes filles pleuraient en lisant Lamartine. Plus près de nous, Aragon, Éluard, Prévert ont su conquérir un large public. Aujourd’hui, quelque soient ses mérites, la poésie est devenue confidentielle. Publiée à compte d’auteur, elle n’est guère lue que par d’autres poètes.


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Malgré ses vifs succès scientifiques et techniques, malgré la précieuse paix dont elle nous fait bénéficier en dépit de quelques couacs, notre civilisation porte donc de fortes marques de déclin.

Mais est-ce encore une civilisation ? À mes yeux, ce terme reflète une cohérence : une pensée, des arts, une littérature intimement liés. Or nous sommes entrés dans l’ère du n’importe quoi, ce qui a d’ailleurs son charme. Dans une sorte de soupe mondiale flottent les restes de diverses cultures, la chinoise, l’indienne, la proche-orientale, en sus de la nôtre.

En voie de réunification après des centaines de milliers d’années de divisions, l’humanité s’achemine vers de nouvelles aventures.

 
         

[1] Quelques traits subsistent néanmoins : une passivité teintée d’humour ; une cité des morts, au Caire, qui n’est pas sans rappeler, dans son esprit, la Vallée des Rois…

[2] Le recul de l’espérance de vie aux États-Unis est un phénomène tout récent, non encore analysé. La médecine serait-elle devenue trop chère pour une large partie de la population ? L’Obamacare entendait y remédier, mais sa mise en place a été défectueuse, et Donald Trump entend aujourd’hui revenir sur cette avancée sociale (Note de 2017).

[3] Bien qu’il s’en défende, l’Occident est encore imprégné de valeurs chrétiennes, et l’élimination des bouches inutiles constitue l’un des rares interdits qui  subsistent. La tradition japonaise, par exemple, bien que provenant d’un pays aussi civilisé que les nôtres, est toute différente (Ballade de Narayama).

[4] De bonnes nouvelles nous sont néanmoins parvenues en janvier 2017.

[5] Les grandes lois françaises de ces derniers temps ont été des monuments de complication – notamment celle de 2015 régissant la transition énergétique. Le summum a été atteint par l’article de loi (à l’origine, quarante pages de texte, avec l’exposé des motifs) qui institue le prélèvement de l’impôt sur le revenu à la source (Note de 2017).

[6]Un auditeur ayant pris la défense de cet écrivain, j’ai été amené à lui consacrer une petite étude panoramique. On la trouvera sur ce site, en dessous de la présente conférence.

Houellebecq, prophète ou imposteur ?


Article de Nicolas Saudray se rattachant indirectement à « Nous les dieux » (écrit pour la revue « Commentaire », 2017).

Houellebecq passe en France, et hors de France, pour le reflet  d’une époque déglinguée, voire pour l’annonciateur de sa décomposition. Son nom a été chuchoté pour l’Académie française. Le Nobel est en vue.

Je suis donc allé voir son exposition parisienne de l’été dernier. Des photos d’immeubles-barres et de décombres. Rien de neuf, sauf un crâne intitulé Michel Houellebecq 1958-2037. Malgré les quantités de whisky, de Coca et de tranquillisants qu’il ingurgite, l’auteur se promet donc d’atteindre l’âge de soixante-dix-neuf ans. Souhaitons-lui une belle vieillesse. Mais le véritable héros de la fête, au palais de Tokyo, était son chien, un Courgi assez laid.

Voyons plutôt l’œuvre. Du premier roman d’Houellebecq, Extension du domaine de la lutte (1994), j’extrairai seulement une pépite. Le narrateur et un ami contemplent un couple avec envie. Il te faudra bien sûr tuer le type, dit le narrateur, avant d’accéder au corps de la femme. Du reste, j’ai un couteau à l’avant de la voiture. Rassurez-vous, le candidat au meurtre se défile au dernier moment. Notre auteur est un faux dur.

Il a atteint la notoriété avec son roman Les Particules Élémentaires (1998). Cet ouvrage m’était tombé des mains. Armons-nous d’un nouveau courage. Au narrateur, l’auteur a donné son propre prénom, Michel. Quant au nom, Djerzinski, il ne doit rien au hasard ; c’est celui du fondateur de la police soviétique, la Tchéka, devenue KGB après divers avatars. Houellebecq pose donc au sadique d’État, déguisé en un biologiste français. Mais la pose ne dure qu’un instant ; le personnage brille surtout par sa passivité.

Il rencontre une collègue de travail qui l’intéresse. Se masturbait-elle en écoutant du Brahms ? Les amoureux des Klavierstücke et du quintette avec clarinette apprécieront. Le récit se poursuit avec la mort d’un gentil canari, jeté dans une poubelle. Puis, pour justifier le titre du roman, le faux Djerzinski nous offre une tartine sur Max Planck, Heisenberg et le monde quantique. Comme c’est profond ! s’écrient les gogos. Des destins minables s’entrecroisent, en pataugeant dans de vastes flaques de pornographie. C’est l’une des clefs du succès d’Houellebecq. Sa lecture, supposée honorable, et devenue presque obligatoire, dispense d’acheter sous le manteau certains magazines et certaines vidéos. Des fragments de la Bible et de Bakounine procurent un alibi parfait. Attention, l’érotisme d’Houellebecq est plutôt triste. Dans son œuvre, que de chairs molles et de seins flétris !

Ces Particules ont obtenu le prix Cazes. Dégoûté, le président du jury a démissionné. On le comprend.

Sautons sept ans. La Possibilité d’Une Île(2005) est consacrée à l’exploration d’une communauté New Age. Une citation suffira à indiquer le niveau : Cette infernale petite salope que sont la plupart des très jolies jeunes filles. Des références à Teilhard de Chardin et à l’éternité couvrent cette marchandise.

La Carte et le Territoire (2010) a décroché le Goncourt. Encore un titre à la mode, sans rapport avec le contenu. Ce roman se déroule dans les milieux du marché de l’art, dont la critique a déjà été faite à maintes reprises – et celle d’Houellebecq n’y ajoute rien. Cette fois, l’auteur se met directement en scène. Après nous avoir confié, en toute modestie, qu’il lit Tocqueville et William Morris, et nous avoir révélé que la richesse l’avait soudain enveloppé comme une pluie d’étincelles, il machine sa propre mort. Qui va avoir l’honneur de le tuer ? Un écrivain jaloux ? Des membres d’une ligue de vertu ? Des musulmans furieux de certains propos ? Pas du tout. On l’assassine pour lui voler un tableau d’une valeur de douze millions d’euros, représentant sa précieuse trombine.

Mais le meurtrier se donne bien plus de mal que nécessaire. La tête de la victime était intacte, tranchée net, posée sur un des fauteuils devant la cheminée. Houellebecq se délecte à décrire les mouches et les asticots sur son cadavre, ses obsèques religieuses, son inhumation sous une dalle gravée d’avance, l’enquête policière ouverte à son sujet.

Je dois reconnaître l’originalité du propos. Il a toutefois un nom : haine de soi. Prière de ne laisser aucune œuvre d’Houellebecq à la portée d’une personne dépressive. On m’objectera que cette haine est un sentiment chrétien (le moi haïssable de Pascal). L’auteur a d’ailleurs fait une retraite, assez médiatisée, dans un monastère. Il est parti le troisième jour parce qu’il ne pouvait pas fumer ; cela ne l’empêche pas de se réclamer de Péguy et d’Huysmans. Une stratégie attrape-tout !Plus me plaît la spiritualité de saint François d’Assise, qui affectionnait toutes personnes et toutes choses, y compris son propre corps, frère âne.

Le titre de Soumission (2015) est la traduction française du nom islam. La quatrième de couverture nous présente ce livre comme une saisissante fable politique et morale. Et elle a connu un vif succès, car elle met en scène le chef  d’un parti musulman apparemment modéré, qui se fait élire président de la République française de la manière la plus légale du monde, à la tête d’une coalition contre le Front national.  Sitôt parvenu au pouvoir, il islamise la société, comme si sa majorité de coalition incluant les socialistes, les catholiques et les républicains s’était subitement transformée en un bloc musulman.

Cette subversion est supposée imminente, car François Bayrou figure parmi les complices, et devient, en récompense, premier ministre. C’est manquer à l’honnêteté : il n’existe pas de parti musulman en France, et on n’en voit point l’amorce. Je sais bien que Londres s’est doté, après la parution du livre, d’un maire d’origine pakistanaise. Ce musulman, toutefois, n’est pas un militant de sa religion, et son ascension politique s’est effectuée dans le cadre du parti travailliste. Son arrivée au pouvoir n’a nullement abouti à une mainmise musulmane sur la ville.

L’afflux de réfugiés en grande majorité musulmans pose évidemment un problème aux nations d’Europe. Ce n’était pas le sujet d’Houellebecq, dont le livre est paru six mois avant la vague de l’été 2015.

Cette politique-fiction présente d’autant moins d’intérêt qu’elle reste à l’arrière-plan de l’ouvrage. Nos grands romanciers qui ont traité de politique, Balzac, Stendhal, Zola, en ont décrit de près les acteurs et en ont expliqué les rouages. Ici, rien de tel. Au premier plan du livre se vautre un universitaire médiocre, qui mène sa petite vie et ses petites coucheries. Il n’a aucune prise sur les événements nationaux, qu’il apprend par les médias.

L’œuvre d’Houellebecq comprend encore quelques morceaux dont je ne parlerai pas, car j’ai suffisamment donné. Aucun de ses personnages n’est attachant. Aucun de ses romans ne parle d’amour, ni même d’une autre passion – à part celle des chiens. Allons, un homme qui chérit les quatre-pattes ne saurait être tout à fait mauvais.

Curieusement, d’ailleurs, un côté fleur bleue pointe dans ses vers. Car notre auteur s’est aussi proclamé poète. Il rime ! Mais malgré quelques trouvailles, il n’évite pas la banalité, ni la prétention (par exemple, le mot paradigme, employé à plusieurs reprises). Et quand il provoque, il fait plutôt pitié :

Tu te cherches un sex-friend
Vieille cougar fatiguée,
You’re approaching the end,
Vieil oiseau mazouté.

Non, les œuvres d’Houellebecq ne peignent pas la France actuelle, ni même une France future. Elles ne décrivent qu’un petit monde de bobos parisiens démoralisés, qui boivent, fument, couchent, pérorent, se déplacent en avion ou roulent sur les autoroutes du Sud. Non loin d’eux, dans notre pays, il y a encore des gens, jeunes ou moins jeunes, qui en veulent, et croient à ce qu’ils font.

Il serait temps de dégonfler la baudruche.



Michel Onfray : Décadence (Flammarion 2017)


Note de lecture, rédigée en janvier 2017 par Nicolas Saudray pour la revue « Commentaire », et indirectement lié à « Nous les dieux ».

Michel Onfray se qualifie de philosophe hédoniste, sous le double patronage de Lucrèce (disciple d’Épicure), et de Nietzsche. Depuis 1988, il a publié 115 livres ou CD, soit environ quatre par an. Le bonheur qu’il professe, il l’a donc obtenu principalement par le travail. Son Université populaire de Caen, qui offre des cycles de séminaires en dehors des contraintes universitaires, connaît un vif succès.

Son dernier et volumineux ouvrage, Décadence, embrasse la religion « judéo-chrétienne » et la civilisation occidentale, censées former un tout ; la première, assure l’auteur, entraîne la seconde dans sa chute. Pour ma part, je vois mal leur union intime. La civilisation occidentale est née alors que le christianisme avait mille ans d’âge, et qu’il avait suscité une civilisation proche-orientale, continuée par l’islam. Dès le XIIe siècle, l’idée fondamentale, et non-chrétienne, de progrès apparaît avec le théologien Bernard de Chartres, pour qui les hommes de son temps sont des nains sur les épaules des géants : juchés sur de grands maîtres comme Platon et sans doute aussi Moïse, ils voient plus loin qu’eux. Dès le début du XVIe, comme Onfray l’observe lui-même, Machiavel présente une conception de la politique totalement détachée de la religion. Ainsi, notre civilisation s’est émancipée très tôt du christianisme, ce qui ne l’a pas empêchée de se développer.

En outre, le livre d’Onfray ne contient, malgré l’ambition affichée, aucune analyse du judaïsme. Il faut donc le comprendre essentiellement comme une réflexion sur le christianisme des origines et celui de l’Occident, avec une insistance sur ses démérites et son déclin.

Reprenant une vieille idée qui n’a plus guère de partisans parmi les spécialistes, notre auteur nie l’existence de Jésus. Or les Évangiles recèlent des fragments comme le reniement de saint Pierre et Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné, que leurs rédacteurs n’avaient pas intérêt à maintenir. Malgré les ajouts et les broderies, le récit évangélique repose donc sur un fond de vérité.

Onfray critique de manière impitoyable, et on peut le comprendre, les violences exercées par les chrétiens des premiers siècles, ainsi que le fourmillement des doctrines divergentes, déjà brocardé par Flaubert dans sa Tentation de saint Antoine. Pour nous divertir encore plus, notre hédoniste  insère des recettes de cuisine dans ses développements. Mais il reste insensible aux beautés des premiers textes du christianisme. Est-il conscient du fait que ses reproches aux chrétiens persécuteurs s’inspirent de valeurs chrétiennes, la charité, le respect de la personne ?

Notre auteur passe aux horreurs médiévales –massacres des Croisades, Inquisition – et aux guerres de religion. Ces chapitres sont menés avec le brio qu’on lui connaît. Parfois, le lecteur apprécierait des notes justificatives, au sujet notamment du nombre des victimes. Luther est qualifié d’ogre d’Augsbourg, alors qu’il vient de Thuringe et vit à Wittenberg. En contrepoint, l’ouvrage traite aussi de l’islam, d’une façon qui n’est pas plus amène. Il vise donc l’ensemble des religions conquérantes et intolérantes issues d’Abraham.

La Révolution, qui rejette le christianisme, va-t-elle combler les vœux d’Onfray ? Nullement, car c’est un sincère ennemi de toute tyrannie. Notre hédoniste va jusqu’à tresser quelques louanges à LouisXVI, cet homme doux et bon. Mais il ne manque pas une occasion de remarques pittoresques, voire grivoises.

Venons-en au XXesiècle. Là, notre auteur provoque. Le fascisme, écrit-il, est une modalité réactionnaire et militaire du christianisme. Même fanatisme, même Inquisition. D’ailleurs, assure-t-il, Hitler était resté catholique. En réalité, le fascisme, dont l’idole est l’État, et le nazisme, dont l’idole était un peuple mythique, sont fondamentalement antichrétiens. Par souci de propagande, Hitler a pu rappeler ses origines catholiques, mais tout dans sa conduite révèle un « païen ». Quant à l’Inquisition, sa postérité se trouve plutôt parmi les organisateurs des procès de Moscou, qu’Onfray déteste tout autant.

Il fait en revanche l’éloge du concile de 1962, pour son œcuménisme, son refus de toute persécution. Vatican II, proclame-t-il, tourne le dos à saint Paul au nom de Jésus. Mais cela ne suffit pas pour enrayer le déclin. En France, constate Onfray, 2 % seulement de la population vont encore à la messe chaque dimanche. On me permettra d’objecter qu’il ne faut pas confondre religion et pratique religieuse. Les sentiments chrétiens imprègnent la vie de beaucoup de gens qui se croient détachés du christianisme. Et en Amérique latine, en Afrique noire, en Chine, les chrétiens « évangéliques » se comptent maintenant par centaines de millions : adeptes de cultes ambigus, souvent syncrétiques, mais sans doute plus proches du premier christianisme que ne le sont les offices d’Occident, devenus trop prosaïques.

Onfray conclut en prévoyant une civilisation planétaire. Banalité, en contradiction avec le début du livre qui se référait à Samuel Huntington. C’est, rappelons-le, l’auteur d’une hasardeuse prophétie selon laquelle tous les non-Occidentaux vont se liguer contre l’Occident. À mon sens, la vérité se trouve entre ces deux extrêmes. Une tendance à la mondialisation culturelle se manifeste ; elle n’est pas  bénéfique, et des forces importantes, musulmanes, hindoues, chrétiennes de diverses sortes, y résisteront longtemps.


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